Tarifs réglementés du gaz : "une entrave à la concurrence"
Depuis plusieurs années, un débat récurrent sur l'existence de tarifs réglementés sur les marchés de l'énergie français, et dans le cas présent, sur celui du gaz naturel, a émergé en France. Un nouvel épisode a eu lieu le 12 avril 2016. L'avocat général de la Cour de Justice de l'Union Européenne (CJUE) a rendu ses conclusions sur la question : l'existence de tarifs réglementés du gaz constitue une entrave à la réalisation d’un marché du gaz naturel concurrentiel.
Dans quelles mesures cette conclusion menace-t-elle l'existence de tarifs réglementés du gaz naturel en France ?
Une contestation des tarifs réglementés par les fournisseurs concurrents du fournisseur historique
C'est l'Anode - Association nationale des opérateurs détaillants en énergie - qui regroupe les fournisseurs alternatifs au fournisseur historique Engie (Ex-GDF-Suez), qui est à l'origine du renvoi préjudiciel de l'affaire devant la CJUE par le Conseil d'Etat.
L'Anode a saisi à maintes reprises le Conseil d'Etat sur le calcul des tarifs réglementés et sur leurs évolutions. Et le Conseil d'Etat lui a plusieurs fois donné raison et annulé quatre décrets tarifaires concernant l'augmentation du prix du gaz entre 2011 et 2012. En effet, les tarifs réglementés sont construits pour couvrir l'ensemble des coûts supportés par l'opérateur historique (Engie, GDF-Suez à l'époque) pour la fourniture du gaz naturel. Or, l'augmentation des tarifs réglementés ne couvrait pas ces coûts. Concrètement, l'annulation de ces décrets a donné lieu à des rattrapages tarifaires sur les factures de gaz des consommateurs.
La fixation par les ministres chargés de l'économie et de l'énergie du tarif réglementé du gaz à un niveau inférieur à celui défini dans le Code de l'énergie (articles L.445-2 et L.445-3) impliquait une différentiation tarifaire entre les consommateurs résidentiels et non résidentiels.
Le Conseil d’État a annulé ces décrets pour méconnaissance du principe d’égalité, en estimant que cette différenciation tarifaire n'était pas justifiée par une différence de situation entre ces deux catégories de consommateurs ou par un motif d’intérêt général suffisant.
Dans l'arrêt du 15 décembre 2014 qui suit la requête de l'Anode pour annulation du décret tarifaire du 16 mai 2013 pour excès de pouvoir, le Conseil d'Etat décide de ne pas statuer sur cette requête jusqu'à ce que la Cour de Justice de l'Union Européenne se soit prononcée sur certaines questions. La question principale est celle-ci : "L'intervention d'un Etat membre consistant à imposer à l'opérateur historique de proposer au consommateur final la fourniture de gaz naturel à des tarifs réglementés, mais qui ne fait pas obstacle à ce que des offres concurrentes soient proposées, à des prix inférieurs à ces tarifs, par le fournisseur historique comme par les fournisseurs alternatifs, doit-elle être regardée comme conduisant à déterminer le niveau du prix de fourniture du gaz naturel au consommateur final indépendamment du libre jeu du marché et constitue-t-elle, par sa nature même, une entrave à la réalisation d'un marché du gaz naturel concurrentiel mentionnée à l'article 3, paragraphe 1 de la directive 2009/73/CE ? "
Les conclusions de l'avocat général de la CJUE sans ambigüité
Ainsi, la question préjudicielle posée par le Conseil d'Etat à la CJUE le 18 décembre 2014 met en cause l'existence même des tarifs réglementés sur le marché du gaz naturel en France. Il demande par ailleurs à la CJUE quels sont les principes sur lesquels peut se baser une intervention de l'Etat pour être compatible avec les règles européennes de fonctionnement des marché de l'énergie.
Les conclusions de l'avocat général de la CJUE, M. Paolo Mengozzi, présentées le 12 avril 2016 sont catégoriques : "L’intervention d’un État membre consistant à imposer à certains fournisseurs, parmi lesquels le fournisseur historique, de proposer au consommateur final la fourniture de gaz naturel à des tarifs réglementés, mais qui ne fait pas obstacle à ce que des offres concurrentes soient proposées, à des prix inférieurs à ces tarifs, par tous les fournisseurs sur le marché constitue, par sa nature même, une entrave à la réalisation d’un marché du gaz naturel concurrentiel [...]".
Il rappelle par ailleurs le paragraphe 2 de l'article 3 de la directive 2009/73/CE qui précise que, dans l'intérêt économique général, les Etats membres ont la possibilité d'imposer aux entreprises intervenants dans le secteur du gaz des obligations de service public. Ces obligations portent notamment sur le prix de fourniture du gaz naturel afin d’assurer entre autre la sécurité de l’approvisionnement et la cohésion territoriale. Cependant, dans ce cas, toutes les conditions de l’article 3, paragraphe 2 de la directive doivent être satisfaites : "Ces obligations sont clairement définies, transparentes, non discriminatoires et vérifiables et garantissent aux entreprises de gaz naturel de la Communauté un égal accès aux consommateurs nationaux. " L'avocat général insiste particulièrement sur l'aspect non discriminatoire des obligations.
Quelles conséquences sur tarifs réglementés français ?
Les conclusions de l'avocat général ne préjugent pas de la décision finale de la CJUE, mais dans la plupart des cas, la Cour suit l'avis de son avocat général.
La CJUE viendrait ainsi abonder dans le sens de l'Autorité de la Concurrence française. Egalement saisie par l'Anode, l'Autorité recommandait au gouvernement dans son avis du 23 mars 2013 "d’établir une feuille de route visant à supprimer, par étapes, l’ensemble des tarifs réglementés de vente au cours des prochaines années".
Et c'est bien la route qui a été choisie par les autorités publiques françaises. En effet, les tarifs réglementés de gaz pour les "gros" professionnels (plus de 200 MWH/an) ont déjà disparu le 1er janvier 2015. Puis, est venu le tour des "petits" professionnels (consommant plus de 30 MWh/an) qui ont dû passer à des offres de marché depuis le 1er janvier 2016.
La prochaine étape sera-t-elle la disparition des tarifs réglementés pour les particuliers ?
Ils sont considérés par les consommateurs comme une protection face aux augmentations parfois brutales des marchés de l'énergie. Or, depuis quelques années, le marché du gaz a eu tendance à baisser et des offres à prix de marché des opérateurs alternatifs mais également de l'opérateur historique s'établissent à un niveau plus faible que les tarifs réglementés. Selon l'Observatoire des marchés du gaz naturel et de l'électricité de la Commission de Régulation de l'Energie, près d'un consommateur sur cinq a choisi de bénéficier de ces offres (au 31 décembre 2015).
Les tarifs réglementés du gaz pour les particuliers ne sont pas encore condamnés. Il reste encore plusieurs étapes avant leur suppression. Suite à la décision du la CJUE, le Conseil d'Etat devra rendre sa propre décision. Il reviendra ensuite au Gouvernement ou au Parlement de suivre cette décision.
Ainsi, il semble qu'à moyen terme, l'avenir des tarifs réglementés soit très incertain. Affaire à suivre...
Stéphanie Truquin,
économiste à l'Institut national de la consommation (INC)