Coupures d'eau et réduction de débit : enfin interdites !
Plus de deux ans après la loi du 15 avril 2013 (dite "loi Brottes"), la Fédération Professionnelle des Entreprises de l'Eau (FP2E), regroupant notamment Véolia, Suez et Saur, a enfin admis qu'il leur était interdit de couper la fourniture d'eau aux consommateurs pour cause de non-paiement de leur facture. Il aura fallu plusieurs procès et une décision du Conseil constitutionnel pour que les professionnels du secteur de l'eau acceptent cette interdiction.
Privés de cette pratique de recouvrement des factures, les distributeurs multiplient les réductions de débit à la place des coupures. Cependant, cette pratique paraît également interdite. Elle a été condamnée le 6 janvier 2016 par le tribunal d'instance de Limoges.
LE FEUILLETON DES COUPURES D'EAU
Une loi, deux interprétations
L'accès à l'eau potable et à l'assainissement est un droit fondamental. C'est en tout cas ce qui est inscrit dans deux résolutions à portée internationale : la résolution de l'Assemblée générale des Nation-Unies du 28 juillet 2010 (point 1) et la résolution du Conseil des Droits de l'Homme du 30 septembre 2010 (articles 3, 6 et 8 - page 30). Le droit "d'accéder à l'eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous" est également inscrit dans le droit français à l'article L. 210-1 du code de l'environnement.
Le décret du 13 août 2008 relatif à la procédure applicable en cas d'impayés des factures d'électricité, de gaz, de chaleur et d'eau est le premier texte qui encadre les coupures d'eau ou d'énergies en cas d'impayés. Ce décret permet les coupures sauf aux personnes en difficultés pendant la période de trêve hivernale, période définie par l'article L. 115-3 du code de l'action sociale et des familles : du 1er novembre au 15 mars à l'origine et jusqu'au 31 mars depuis l'hiver 2015 - 2016 et pour une résidence principale.
Or, la loi du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l'eau et sur les éoliennes ("loi Brottes") a modifié l'article L. 115-3 : s'appliquant à l'origine aux personnes "éprouvant des difficultés financières, au regard notamment de son patrimoine", c'est-à-dire, les personnes qui bénéficient d'une aide telle que le Fonds de Solidarité Logement ou les tarifs sociaux de l'énergie, la trêve hivernale s'applique désormais à tous les consommateurs pour l'électricité, le gaz et la chaleur et "pour la distribution d'eau tout au long de l'année" (pour les résidences principales).
Ainsi, depuis le 16 avril 2013, il est interdit de couper l'eau dans une résidence principale pour non-paiement d'une facture toute l'année, pour tous les consommateurs.
Cependant, les professionnels de l'eau ne l'entendent pas de cette oreille ! Craignant une rapide explosion des impayés qui menacerait le modèle économique du secteur de l'eau, ils ont jugé que l'article L. 115-3 du code de l'action sociale et des familles n'était pas si clair et prêtait à interprétations. Les professionnels de l'eau considèrent que la loi Brottes, qui n’entendait pas le modifier, a créé une insécurité juridique quant au périmètre des personnes protégées des coupures d’eau. Ils réclament une clarification de la législation et la possibilité de couper la fourniture aux personnes qui n'auraient pas de difficultés financières (voir le communiqué de presse de la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau du 5 mars 2015).
En attendant cette clarification, les distributeurs continuent à réaliser des coupures en cas de non-paiement des factures, y compris à des personnes en difficultés.
La période des procès
Constatant le maintien de cette pratique, certaines associations, spécialisées dans ce domaine et soutenant l'interdiction de couper la fourniture de l'eau, s'organisent pour collecter des témoignages de consommateurs qui subissent encore des coupures. S'appuyant principalement sur la loi du 15 avril 2013 et sur le décret d'application du 27 février 2014 modifiant le décret du 13 août 2008 sur les procédures en cas d'impayés, ces organisations lancent une série de procédures judiciaires à l'encontre des entreprises ayant recours aux coupures.
Décision du TI de Soissons du 26 septembre 2014 contre la Lyonnaise des Eaux (Suez Environnement), décision du TI de Bourges du 12 novembre 2014 contre la Compagnie Générale des Eaux (Véolia Eau), décision du TGI de Valenciennes du 25 novembre 2014 contre Noréade, ... toutes ces ordonnances de référé ont le même résultat. Elles interdisent les coupures et condamnent les professionnels à des dommages et intérêts pour préjudice moral et matériel (notamment pour l'achat de bouteilles d'eau et frais de laverie automatique), pouvant atteindre plus de 7 500 euros dans le cas d'un couple en situation précaire avec trois enfants, dont la fourniture d'eau a été coupée pendant deux mois.
Retrouvez les décisions de justice sur les coupures sur le site de la fondation France Libertés.
L'avis du Conseil Constitutionnel
Le 25 mars 2015, la Cour de cassation a saisi le Conseil constitutionnel d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par la Saur, relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de la dernière phrase du troisième alinéa de l'article L. 115-3 du code de l'action sociale et des familles ("Ces dispositions s'appliquent aux distributeurs d'eau pour la distribution d'eau tout au long de l'année"). La Saur argumente qu'en adoptant ces dispositions, le législateur a porté une atteinte excessive, d'une part, à la liberté contractuelle et à la liberté d'entreprendre et, d'autre part, aux principes d'égalité devant la loi et les charges publiques.
Le 29 mai 2015, le Conseil constitutionnel a écarté les arguments de la Saur et déclaré conforme à la Constitution la dernière phrase du troisième alinéa de l'article L. 115-3 du code de l'action sociale et des familles.
Dans la lettre d'information éditée par la FP2E en novembre 2015, les professionnels du secteur prennent acte de la décision du Conseil constitutionnel et admettent l'interdiction de réaliser des coupures d'eau dans les résidences principales en cas d'impayés. "Il appartiendra désormais à chaque service de définir les moyens appropriés pour assurer un recouvrement efficace et responsable des factures". Ils font également part de leurs inquiétudes quant à l'équilibre financier des services.
LA PRATIQUE DE LA REDUCTION DE DEBIT ("LENTILLAGE")
Les coupures étant désormais clairement interdites, les distributeurs utilisent une technique, appelée "lentillage", qui consiste à réduire drastiquement le débit d'eau au robinet. Il en résulte un mince filet d'eau, insuffisant pour assurer l'hygiène selon les témoignages de certains consommateurs, et parfois une absence de production d'eau chaude pour les chaudières à gaz.
Cependant, à la lecture du décret du 13 août 2008 sur les impayés et du code de l'action sociale et des familles, il apparaît que cette pratique est également illégale, au même titre que les coupures !
En effet, ces textes font la distinction entre l’électricité pour laquelle « la fourniture peut être réduite ou interrompue » et le gaz, la chaleur et l’eau dont la fourniture ne peut être qu’interrompue (sous réserve des dispositions de l’article L.115-3 du CASF). Cette distinction interdit de fait les techniques de réduction du débit (telles que le lentillage).
L'ordonnance de référé du 6 janvier 2016 du tribunal d'instance de Limoges contre la Saur vient confirmer cette analyse. Un argument supplémentaire en faveur de l'illégalité de la pratique du lentillage peut être tiré de la décision du Conseil Constitutionnel lequel fonde l'accès à l'eau sur la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent. Or, selon l'article 3 du décret du 30 janvier 2002 relatif aux caractéristiques du logement décent, un tel logement doit contenir "une installation d'alimentation en eau potable assurant à l'intérieur du logement la distribution avec une pression et un débit suffisants pour l'utilisation normale de ses locataires". Le juge des référés du TI de Limoges considère que cette "exigence n'apparaît pas compatible avec la diminution du débit d'eau pratiqué via le lentillage".
Dans ce cas, la pratique du lentillage permettait d'obtenir un débit de 22,5 litres par heure selon la Saur.
Ainsi, cette décision tend à montrer l'interdiction de la pratique du lentillage.
Et le juge de rappeler, comme le considérant n° 8 de la décision du Conseil Constitutionnel, "la Saur conserve tous les moyens d'exécution relatifs au recouvrement d'une créance, sans avoir à recourir au procédé du lentillage".
Stéphanie Truquin,
économiste à l'Institut national de la consommation